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De la mauvaise sténo
Entretien du journaliste Edward Pentin avec Sir Martin Gilbert.
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Un célèbre historien britannique juif, Sir Martin Gilbert, donne son avis sur une inscription affichée à Yad Vashem qui relate le rôle de Pie XII pendant la guerre, la qualifiant de "mauvaise sténographie".
Par Edward Pentin
Sir Martin Gilbert est le biographe officiel de Winston Churchill, et l'un des plus éminents historiens actuels. Il est également l'auteur d'un livre publié récemment : "The Righteous: The Unsung Heroes of the Holocaust" [Les justes : les héros oubliés de l'Holocauste], un livre qui documente l'action de l'Eglise et de Pie XII dans le sauvetage des Juifs persécutés par les Nazis. Membre honoraire du Merton College d'Oxford, et membre distingué du College Hillsdale de Michigan, il est l'auteur de soixante-douze livres. Il fut anobli en 1995 pour ses travaux concernant l'histoire britannique et les relations internationales. Il s'entretient ici avec Edward Pentin.



- Vous avez écrit il y a peu un livre intitulé "Les Justes". Quelles étaient alors vos motivation ?

Sir Martin Gilbert : J'ai travaillé de nombreuses années sur l'Holocauste, et cela m'intéressait de savoir combien de non-Juifs, combien de chrétiens sauvèrent des vies juives, risquèrent leur vie ou la perdirent pour secourir des Juifs. J'ai toujours voulu l'écrire. J'avais rassemblé de la documentation au fil des ans, car je pensais que cet aspect de l'histoire était négligé. Beaucoup de Juifs pensent qu'ils n'avaient alors aucun ami, et de nombreux chrétiens ne sont pas conscients du gigantesque effort fait à travers l'Europe dans chaque communauté chrétienne.

- Vous avez vous-même des origines juives. Êtes vous Juif pratiquant ?

Gilbert : Oui.

- Quelle fut l'étendue de vos recherches ? Sur quelle période ?

Gilbert : Eh bien, j'ai commencé par rassembler de la documentation pour mon ouvrage principal, "The Holocaust: The Jewish Tragedy" [L'Holocauste : une tragédie juive]. J'ai commencé à travailler sur ce sujet à la fin des années soixante, et lorsque je trouvais quelque chose en lien avec les Justes, je le mettais de côté au fur et à mesure dans des rangements séparés. Puis, quand j'ai décidé d'écrire le livre en tant que tel, j'ai travaillé avec nombre d'archives, certaines privées - dont l'une à Palm Spring en Californie, très remarquable, où les documents furent rassemblés par une personne qui consacra son travail à mettre en place son propre fond sur les Justes d'Europe centrale et de l'est, pour les faire reconnaitre ; ceux-ci étaient évidemment victimes d'une considérable oppression communiste. Cette personne avait donc des archives substantielles. Et puis à New-York, il y avait une organisation appelée "Hidden Child" [L'enfant caché]. Ils s'intéressaient aux enfants qui furent cachés par des familles chrétiennes. Ils avaient un fond d'archive énorme, couvrant toute l'Europe. Enfin à Jérusalem, Yad Vashem a un département spécial pour les Justes. Ils y ont rassemblé 20 000 pièces de documentation fournies par des gens qui ont eux-mêmes été sauvés. J'ai alors fait ce que je fais toujours pour mes livres : initier des correspondances, rechercher des personnes, les rencontrer et m'entretenir avec. Il y aussi 4000, ou peut-être 5000 mémoires de survivants, et vous en lisez rarement un qui ne contient pas une histoire, parfois bien plus, de chrétiens qui sauvèrent l'auteur de ce mémoire en particulier.

- Le Vatican est de manière très compréhensible fort intéressé par vos conclusions sur le pape Pie XII et son rôle dans les tentatives de sauvetage des Juifs pendant l'Holocauste. Quelles furent précisément vos conclusions sur ce rôle ?

Gilbert : Il faut vraiment considérer deux aspects à cela : d'un côté son rôle personnel, de l'autre son influence sur les catholiques à travers l'Europe. J'ai regardé tout cela, même si je n'ai jamais publié de livre sur ce sujet. Il y a un chapitre sur l'Italie dans "The Righteous" et, plus important, des chapitres sur les représentations [ ie nonciatures] de Pologne et de Hongrie. La Hongrie est un bon exemple où le nonce du pape, Angelo Rotta, organisa l'ensemble du corps dipliomatique pour fournir aux Juifs les documents nécessaires à leur protection, dont beaucoup étaient des documents officiels du Vatican.
L'un des points que j'ai traité en profondeur est la question du message de Noël de décembre 1942. Celui-ci a été critiqué par les historiens parce qu'il ne mentionnait pas les Juifs et qu'il n'était pas assez explicite ; mais le fait est que les responsables de ce massacre de masse - [officiant dans] ce qui était alors appelé le Bureau central de la Sécurité du Reich à Berlin - envoyèrent après ce message un avertissement à tous leurs représentants à travers l'Europe, prévenant que le message du pape allait rendre les choses plus difficiles pour eux. Les mots exacts étaient : "D'une façon jamais vue auparavant, le pape a désavoué le National Socialisme et le nouvel ordre européen. Il y accuse virtuellement [dans son message de Noël] le peuple allemand d'injustice envers les Juifs et se fait lui-même porte-parole des criminels de guerre juifs." Ces propos sont plutôt forts. Si les personnes qui travaillaient dans des pays catholiques ou chrétiens pour déporter les Juifs considéraient le message de Noël du pape de 1942 comme gênant, alors cela doit bien signifier quelque chose de son impact.
Et puis bien sûr, il y a toute l'histoire de l'occupation allemande de l'Italie centrale et du nord en 1943, après la chute de Mussolini - qui refusa lui-même de participer à la déportation des Juifs. L'occupation de l'Italie conduisit à une confrontation directe à Rome où il y avait environ 6000 Juifs, à l'époque où une tentative fut entreprise pour opérer une rafle le 15 octobre au soir. [En donnant] comme instruction au secrétaire d'Etat Maglione de protester à l'ambassadeur d'Allemagne au Vatican Von Weizsacker, le pape prit réellement une décision courageuse de s'opposer dans ce sens. En même temps, tandis qu'il ordonnait aux cardinal Maglione de protester aux Allemands, le pape donna des instructions au Vatican pour qu'il s'ouvre aux Juifs de Rome ; les monastères de Rome devinrent des lieux de réfuge et où se procurer des fausses pièces d'identité. De fait, une plus grande proportion des Juifs de Rome y furent sauvés que dans n'importe quelle autre ville où des rafles eurent lieu. Les Allemands avaient une liste de 5700 noms voués à la déportation, et plus de 4700 furent abrités. Je crois le nombre fourni par le Vatican concernant ceux qui trouvèrent un sanctuaire dans l'enceinte même est de 477.

-Et ceci était dû uniquement à l'intervention du pape ?

Gilbert : En effet. Et j'ai parcouru tous les rapports de l'ambassadeur britannique au Vatican, sir D'Arcy Osborne. Il établit des comptes rendus sur les réunions entre Maglione et Weisäcker et indiqua que l'intervention du Vatican semble avoir été déterminante dans le sauvetage de nombres des ces malheureuses personnes. Et il [Pie XII] les sauva réellement parce que du millier qui furent déportés, seuls dix survécurent. Les 4700 furent donc vraiment sauvés en conséquence de l'intervention directe du pape et du Vatican. Et il y a bien d'autres exemples ; quelques uns ont été rapportés dans un livre de David Dalin [The Myth of Hitler's pope], qui est en fait une réponse au livre de John Cornwell [Hitler's pope]. Mais la question de ce qui se passa réellement est surtout un débat entre historiens. [Un autre exemple] que j'ai trouvé concerne le chef de la police à Fiume qui était le neveu de l'évêque. Lui et son oncle sauvèrent 5000 Juifs de la déportation. Pie XII y participa directement en envoyant de l'argent à l'évêque pour l'aider à secourir et à subvenir aux besoins des Juifs réfugiés à Fiume. Il envoya également de grosses sommes d'argent au père Benoît à Marseille, qui sauva plusieurs milliers de Juifs en leur faisant clandestinement passer les frontières espagnoles ou suisses. Il y a donc tous ces exemples. Le travail de David Dalin est probablement le plus important réuni en un seul livre.

-Quelques*uns disent que le problème est la mauvaise volonté du Vatican à ouvrir ses archives concernant la période post-1939.

Gilbert : Il est vraiment dommage que le Vatican ne veuille pas ouvrir ces archives. Ils disent que c'est un problème logistique, mais un effort réel devrait être fait pour les ouvrir. Par exemple j'ai là une lettre qui fut publiée - ils ont publié des document qui valent la peine d'être étudiés, et de fait ils devraient tout publier. Voici une lettre qu'il [Pie XII] écrivit au gouvernement slovaque le 7 avril 1943 : elle est explicite et univoque, pressant le gouvernement slovaqe de ne pas déporter les Juifs. Elle ne fait aucune distinction [entre les Juifs et les chrétiens d'origine juive], ceci est très clair.

- Comment considérez vous les livres tels que "Hitler's pope" de John conrwell ? Est-ce simplement de l'histoire bâclée ou un problème de méthodologie ?

Gilbert : la question du comment et du pourquoi la controverse existe remonte à la pièce de Hochhuth, et il y a toujours eu une chasse au bouc émissaire - il y a toujours eu un sentiment anti-catholique vous savez. Quand j'étais écolier juif en Angleterre entre 1944 et 1945, je me souviens que les élèves catholiques se sentaient autant exclus que les élèves juifs. La société était contre eux, ils n'étaient pas considérés comme faisant partie du courant majoritaire , il y a toujours eu ce sentiment. Autre chose que je voudrais mentionner : Pie XII est aussi devenu une figure controversée parce qu'il est question de le canoniser. Il y en a qui ont décidé que cela offensait les Juifs. Il me semble, en tant qu'écrivain juif, que c'est là une affaire interne aux catholiques. Il serait mal-venu pour un Juif ou un non-catholique, alors que cela reste uniquement du ressort des catholiques, de s'immiscer dans le processus de canonisation et de juger de la qualité de sainteté ; un Juif n'a pas à s'y mêler.

- Quel est votre opinion sur la controverse récente à Yad Vashem, et de la décision du directeur de ce musée de maintenir une légende insultante sur Pie XII ? (A la mi-avril [2007], l'archevêque Antonio Franco, nonce du pape à Jérusalem, menaça de boycotter la cérémonie annuelle de la journée du souvenir de l'Holocauste à Yad Vashem, mais finit par y assister tout de même. Il fut choqué par une photographie exposée de Pie XII portant la légende suivante : "Alors que les rapports sur le massacre des Juifs parvenaient au Vatican, le pape ne protesta aucunement.")

Gilbert : J'aurais pu comprendre cette légende il y a 10 ou 15 ans, mais à la lumière des nouveaux documents, cela n'est guère que de la mauvaise sténographie. J'ai un texte de la légende ici - j'y suis allé spécialement pour la voir il y a trois ou quatre mois. Et elle dit que même lorsque les rapports de Juifs se faisant assassiner parvenaient au Vatican, le pape ne protesta ni verbalement ni par écrit. En décembre 1942, il s'est abstenu de signer une déclaration alliée condamnant l'extermination des Juifs, et quand les Juifs furent déportés à Auschwitz, le pape n'est pas intervenu. Bien. Chaque affirmation de ce texte est incorrecte. Il s'est abstenu de signer la déclaration alliée, mais a signé sa propre déclaration que les Nazis trouvèrent très offensante - j'ai mentionné plus haut ce qu'ils écrivirent à ce propos. Et que le pape ne soit pas intervenu quand les Juifs furent déportés à Auschwitz, c'est simplement totalement faux.

- Pensez vous que le Saint-Siège à raison d'insister sur ce point ?

Gilbert : Tout ceci est vraiment dommageable. Je me suis vraiment donné beaucoup de mal pendant que j'étais là-bas récemment pour voir cette légende et m'assurer ce de qu'elle disait. J'ai soulevé cette question avec les gens de là-bas, mais il y a aussi un problème de perception contre lequel il est très difficile de lutter. John Cornwell décrit Pie XII avec cette formule : "le religieux le plus dangereux de l'histoire moderne." Dans un sens, pourquoi Yad Vashem ne serait-il pas satisfait avec leur légende qui est factuellement fausse mais néanmoins en ligne avec la perception générale ? Une autre raison pour laquelle je pense que l'ouverture des archives serait d'un immense bénéfice - et je ne pourrais trop insister - c'est que Dalin a rassemblé trente ou quarante documents datés et fiables montrant que Pie XII intervint de la façon la plus appropriée. Il serait donc également important de voir ce qu'il fit par ailleurs. J'ai mentionné la Slovaquie, la Hongrie, L'Italie bien entendu, mais vous avez ensuite les évêques français qui jouèrent un rôle majeur. Est-ce qu'il les a soutenus ? Est-ce qu'il a initié leur action ? Toutes ces choses seront éclaircies.

- Donc vous espérez très fortement que l'ouverture des archives sera déterminante à laver l'honneur de Pie XII ?

Gilbert : Oui, mais attention, les archives ne sont pas des choses aussi simples. Il ne s'agit pas d'ouvrir une archive et de dire ah, voilà la vérité, voilà la preuve intangible ou je ne sais quoi. Cela va prendre quatre ou cinq ans pour les analyser en détail et les remettre réellement dans leur contexte. Je pense que l'heure est venues de le faire maintenant, et le Vatican ne doit pas craindre qu'ils [les chercheurs] trouvent une ou deux choses discordantes. C'est la nature des archives. Pie XII, comme tout le monde, a bien dû avoir des hauts et des bas ! C'est simplement dommage que cette légende n'ait pas pu être changée pour quelque chose de plus neutre voire plus positif.
De gros efforts sont pourtant faits. Soeur [Margherita] Marchione a fait de gros efforts pour faire changer cette légende. Yad Vashem a publié une déclaration que j'ai ici disant qu'il est inconcevable d'utiliser des pressions diplomatiques sur un point de recherche historique. Que voulez vous faire ? Ca me semble extraordinaire. Ce que je suggère depuis longtemps, c'est que le Vatican ou quelqu'un comme soeur Marchione entre dans le département dans lequel j'ai travaillé - le département des Justes - pour ouvrir un dossier sur Pie XII, un dossier pour regarder dans quelle mesure ce pape aida vraiment les Juifs. Cela créerait une atmosphère tout à fait différente. L'accent serait mis sur les aspects positifs. Des documents pourraient être sélectionnés et à un moment donné cette légende serait alors changée.

- Le directeur de Yad Vashem a écrit au nonce disant qu'il serait heureux d'examiner toute nouvelle documentation qui pourrait éclairer cette affaire.

Gilbert : A la bonne heure. C'est la réponse pour capitaliser sur ce qui est une querelle déplorable -- déshonorante et qui n'aide personne  : regarder les nouvelles preuves etc. Au final, il est très dommageable qu'une question d'histoire soit devenue l'objet d'une querelle contemporaine.